mardi 28 août 2007

La face nord



Maintenant, il s'appelle Isaac. Isaac R., et il a trois ans. Ses parents vivent au Nouveau-Mexique. Lorsque nous l'avons vu, il soufflait comme un phoque asthmatique. Un son rauque. Un brin malsain qu'il vous exhibe avec une étrange insistance. Isaac se plante à côté de vous, vous accroche un regard suppliant mais un peu vide, et se met à faire son drôle de bruit, cadencé par la pulsion binaire de sa respiration.

Mais ce n'est pas un cas sévère d'asthme. Son père m'a dit qu'Isaac est un "big attention grabber". Qu'il est "lazy". À l'orphelinat, lorsque ses parents adoptifs – un couple de jeunes américains très upper middle class, déjà parents d'un petit Aydan âgé de trois ans et demi, à l'évidence onçu sous la couette – ont fait sa connaissance, on les a encouragé à le laisser se débrouiller tout seul. C'est ce qu'ils font. Et nous ont aussi demandé de faire. La sensation est étrange. Ce petit garçon peut rester dix minutes sans bouger en haut d'une volée de marches, à regarder sa mère en bas avec ses yeux demi-morts, dans un silence sec et sans rien faire d'autre que ne rien faire, espérant simplement qu'elle voudra bien lui faire descendre l'escalier. Si d'aventure vous passez par là, il détourne sa molle attention vers vous. Au cas où. Et vous, vous ne faites rien. Rien, parce qu'il ne faut rien faire.

Déconcertant aussi de se retrouver face à un gamin à peine plus jeune que le vôtre, vous tendant une balle pour jouer, et de le lui refuser, parce que c'est la bonne chose à faire, et qu'il doit apprendre à jouer tout seul. C'est d'autant plus troublant, que ça répond aussi, quelque part, à l'envie honteuse de tout parent avide d'un peu de tranquillité, d'un moment de break.



Et voici Melissa. Cette jolie princesse à trois ans, et d'ici une semaine elle s'envolera avec ses parents adoptifs pour Kansas City. Ce sont deux solides Américains, qui à eux deux doivent faire dans les 300 kg. Ce sont de bons chrétiens, lecteurs assidus de la Bible et qui, même à 5000 km de chez eux, n'oublient pas de se rendre à l'office du dimanche. Michael, le père, est un géant d'un bon mètre quatre vingt quinze. Il est maton dans un centre de détention pour petits délinquants. Pas de peines supérieures à un an, et sinon, que des détenus en préventive. Même s'il a le physique de l'emploi, Michael ne se verrait absolument pas travailler dans un pénitencier. Les longues peines, les gangs, les crimes de sang, l'animal factory, c'est pas son truc. Son truc, c'est cette petite fille.

Elle est jolie comme un cœur fragile. Melissa a un grave handicap aux jambes. Ses deux pieds sont rentrés en dedans – à quarante cinq degrés tous les deux – et elle est appareillée. Assez légèrement toutefois. Nul doute qu'aux États-Unis, on pourra y remédier, au prix de quelques opérations. Mais vu leur système de santé, je me prends à me demander combien ça gagne un maton, à Kansas City ?

On nous a souvent dit que c'était courageux de faire ce qu'on faisait. Traverser la moitié du globe pour aller adopter nos enfants. On ne nous croit pas lorsqu'on répond que non, ce n'est pas courageux. Simplement égoïste. Nous sommes venus de loin, certes, mais à chaque fois pour adopter des bébés de quatre mois, en bonne santé, et sans antécédents médicaux lourds. Nous avons choisi de ne pas gérer des problèmes médicaux ou psychologiques lourds. Choisi de ne pas avoir à nous confronter à la barrière de la langue. Car ni les parents de Melissa, ni ceux d'Isaac ne parlent espagnol. Et pourtant, eux, y sont allés. Certainement en se posant des tas de questions, sûrement en sachant que ça allait être difficile et que leur couple allait en pâtir, peut-être même exploser. C'est l'adoption par la face nord. Et ça c'est courageux.

Et heureusement, même tout au début de l'ascension, il y a toujours des moments où le courage paye.


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